Voici un article paru dans "La Science et la Vie", l'ancêtre de "Science & Vie", en novembre 1916. On pourra rêver sur le projet " d' îlot naviforme" et tout le système ferroviaire qu'il aurait induit. Eurotunnel ne s'est guère éloigné du projet défendu dans l'article en fin de compte. Ils étaient courageux nos ancêtres... S'il n'y avait pas eu de blocages politiques, le lien transmanche existerait depuis longtemps.

 

UNE VOIE SOUS-MARINE ENTRE LA FRANCE ET L'ANGLETERRE

 


Par H. BERTHÉLEMY

PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE DROIT DE PARIS


Parmi les grandes idées françaises que nous a léguées le XIXe siècle, il en est peu dont l'importance égale, à tous les points de vue, le projet savamment étudié par Thomé de Gamond en vue du percement, sous le Pas-de-Calais, d'un tunnel destiné à relier la Grande-Bretagne à la France par une double voie ferrée internationale.
Thomé de Gamond ne pouvait que préparer l'avenir, car il ne disposait d'aucun des moyens techniques nécessaires à la réalisation de ses vastes conceptions.
Potier et de Lapparent n'indiquèrent qu'en 1878 la vraie route que devrait suivre le tracé du tunnel.
D'autre part, sans la traction électrique, née d'hier, l'exploitation du souterrain eût été à peu près impossible.
Les projets en ligne droite(40 ko) ne pouvaient, en effet, réussir, car la traversée des couches perméables qu'ils recoupaient eût donné lieu à de terribles mécomptes. Nous verrons plus loin avec quel soin a été établi le projet actuel du tunnel sous-marin.
dont la réalisation apparaît aujourd'hui aux ingénieurs les plus prudents comme une certitude technique absolue.
On sait que les craintes manifestée par l'opinion anglaise de voir le souterrain favoriser les entreprises conquérantes d'un envahisseur, ont empêché pendant longtemps la Société Française du Tunnel sous-marin (40 ko) de commencer ses travaux.
Les circonstances de la guerre actuelle ont produit dans la mentalité politique de nos Alliés de profonds changements et l'exécution du projet dont nous allons exposer les détails apparaîtra sans doute à la Grande Bretagne, comme une nécessité économique et même militaire de demain. Le temps fera rapidement son oeuvre à ce point de vue, et nous nous contenterons d'examiner le côté technique de la question, sans insister sur les arguments politiques, militaires, économiques et sociaux qui militent en faveur de cette grande entreprise. Le seul fait que les Allemands ont toujours combattu énergiquement le projet d'établissement d'une voie ferrée directe entre la France et l'Angleterre est la meilleure preuve de l'intérêt considérable qu'il présente pour les deux peuples fondateurs de l'Entente anti-germanique.
Le projet actuel, étudié sous la direction de M. A. Sartiaux, administrateur de la Société française du chemin de fer sous-marin, a pour point de départ les travaux de M. Breton, ancien directeur de cette société, confirmés par ceux du géologue anglais Sir John Hawkshaw.
Des recherches très précises ont été faites en 1876 et 1877 par deux ingénieurs du corps des mines, MM. Potier et de Lapparent, qui ont effectué dans le détroit plus de 7.000 sondages, dont 3.000 ont apporté des certitudes permettant de continuer avec une
grande précision, sous la mer, les cartes géologiques anglaise et française. Les courbes marquant l'affleurement des divers terrains sur le fond du Pas-de-Calais sont continues, sans aucune brisure, dans toute la traversée.
A l'époque du Miocéne (44 ko), il existait entre Douvres et Calais un isthme complet qui rattachait la Grande-Bretagne au continent (44 ko).
L'action érosive des eaux a fini par balayer l'obstacle qui barrait la route sans altérer le sous-sol, en laissant ainsi subsister le moyen de rétablir la communication disparue.
Le simple touriste peut d'ailleurs constater l'identité des sols anglais et français des deux côtés du détroit, en contemplant les hautes falaises crayeuses coupées à pic (28 ko), de Douvres et du cap Blanc-Nez. Dans les deux cas, la composition du massif crayeux (40 ko) est identique. En haut, apparaît la craie blanche mélangée de silex qui disparaît plus bas, où la craie se charge d'argile. Enfin, à la base, près de Wissant, comme à Folkestone, une couche de craie argileuse compacte très uniforme donne lieu à des exploitations considérables de pierres à ciment.
Cette dernière couche de la craie cénomanienne, ou craie grise de Rouen, dont l'épaisseur est de 60 mètres environ, se présente dans d'excellentes conditions pour 1e percement d'un tunnel. La petite quantité d'argile qu'elle contient lui donne une grande imperméabilité ; elle est assez tendre pour se laisser travailler, bien que suffisamment résistante pour ne pas s'ébouler.
On exécutera donc le tunnel en se maintenant constamment dans le cénomanien imperméable. Grâce à la traction électrique, les trains franchiront aisément les courbes et les déclivités qui permettront de ne pas quitter cette couche dont il faudra, nécessairement, épouser les inclinaisons et les plissements. On se trouve heureusement, du fait de cette nouvelle conception, loin des conditions ordinaires d'exécution des tunnels de montagnes. Souvent, ces derniers traversent transversalement des couches de différentes natures appartenant à des formations variées, d'où des complications très graves qui font quelque fois douter du succès final, comme au Simplon, par exemple.
Le point haut du tunnel ne coïncidera pas avec son milieu dans l'axe du détroit, ce qui aurait facilité, comme dans le cas des tunnels terrestres, l'évacuation des déblais et des eaux par la galerie de percement. En effet, si l'on opérait différemment, les points de départ sous la terre ferme seraient à plus de deux cents mètres au-dessous de la surface du sol, ce qui exigerait l'établissement de longues voies souterraines de raccordement avec les lignes de chemins de fer existantes en France et en Angleterre. D'autre part, il y aurait sur chaque rive un point bas qui se trouverait en dehors de la couche cénomanienne imperméable, dans des terrains aquifère et inconsistants. On a été ainsi conduit à établir le tracé en cuvette et à prévoir, pour l'enlèvement des déblais et l'écoulement des eaux, l'exécution d'une galerie spéciale de service qui ira toujours en descendant, depuis le milieu du tunnel jusqu'à son extrémité en terre ferme où se trouvera le puits d'évacuation.
Cette solution permettra d'utiliser la galerie d'écoulement pour hâter la construction du souterrain . On pourra attaquer simultanément le percement en autant de points que l'on voudra et non pas seulement aux deux extrémités, comme, dans le cas des tunnels de montagnes.
Le chemin de fer sous-marin partira de Marquise, où sera établie la gare douanière de jonction avec la ligne de Boulogne à Calais. Après une courbe, la ligne suivra à peu près exactement la méridienne d'un point situé à 3 kilomètres environ de la ville.
Le tunnel commencera au kilomètre 6 de la ligne et se poursuivra en alignement droit jusqu'au sud du village de Sangatte (28 ko) (kilomètre 17) ou, par une série de courbes de 2 kilomètres de développement, il reprendra en alignement droit la direction est-ouest jusqu'au kilomètre 37, c'est-à-dire jusqu'à environ 2 kilomètres au delà du milieu du détroit, situé au trente-cinquième kilomètre.
La nécessité de maintenir le tunnel dans les couches imperméables a conduit à une série d'alignements droits d'orientations diverses reliés par des courbes et par des contre-courbes, depuis le kilomètre 37 jusqu'au dernier alignement droit de 3 kilomètres aboutissant à la bouche de Douvres, qui pénètre sous la terre ferme entre les kilomètres 54 et 55. La bouche anglaise du tunnel (32 ko) se trouverait à la gare de la Douane, qui serait installée au sud-ouest de la ville, entre les points kilométriques 59 et 60. De là partiraient deux raccordements à ciel ouvert assurant la soudure du chemin de fer sous-marin avec les lignes existantes de Douvres à Londres, via Canterbury et via Folkestone.
Le tracé général du tunnel affecte ainsi la forme d'un M très aplati et allongé (80 ko).
Le profil comporte, du côté français, un palier de 6 kilomètres, auquel succède une déclivité de 10 mm par mètre sur 8 kilomètres environ. Après une pente de 4 mm. sur un peu plus de 6 kilomètres, on trouve une pente et une contre-pente de 2 mm 1/4 et de 2 mm, jusqu'au milieu du Pas-de-Calais, c'est-à-dire sur près de 15 kilomètres. Du côté anglais, la déclivité prévue à l'origine du tunnel, sensiblement plus forte que du côté français, atteignait 18 mm au lieu de 10 mm, mais on cherche à la diminuer par des études qui se poursuivent actuellement.
Les ingénieurs du South Eastern & Chatham Railway n'ont pas encore fait connaître quelle est, parmi les variantes étudiées pour la soudure avec les lignes anglaises, celle à laquelle ils se rallieront définitivement.
Le niveau du tunnel se trouvera donc être à 50 mètres au-dessous du sol et à 100 mètres au-dessous du niveau moyen de la mer au milieu du détroit. La galerie ne sortira du cénomanien qu'à ses extrémités, sur une faible longueur d'environ 3 kilomètres du côté français et de quelques centaines de mètres seulement sur la rive anglaise. Le point de sortie sera situé bien au-dessus du niveau de la mer, c'est-à-dire dans des conditions ou l'évacuation des eaux d'infiltration pendant le percement sera très facile.
L'enfouissement du tunnel à cette profondeur le rendra indemne, en cas de guerre, de toute atteinte par la surface immergée. Les eaux de suintement se réduiront à peu de chose car elles diminuent au fur et à mesure qu'on descend en profondeur et qu'on chemine de l'est à l'ouest, à tel point qu'elles n'existent pour ainsi dire pas du côté anglais.
On estime que leur débit sera au maximum d'environ un litre par minute et par mètre courant de galerie, soit au total, comme l'ont confirmé les expériences dans la galerie d'essai actuellement creusée du côté français, ,un maximum de 100 mètres cubes par minute pour l'ensemble du tunnel. Ce chiffre est bien inférieur à la quantité d'eau que l'on sort de certaines mines où ce débit est considéré comme ne présentant rien d' inquiétant.
Les eaux de suintement disparaîtront d'ailleurs au fur et à mesure que l'on posera le revêtement partout où il sera reconnu nécessaire. Elles seront évacuées pendant la construction,et ensuite, en cours d'exploitation, par la galerie d'écoulement prévue de chaque côté du tunnel. La galerie française, partant du kilomètre 31, juste dans le prolongement de la contrepente formant dos d'âne au milieu du tunnel, c'est-à-dire au point le plus bas, aura une pente moyenne de 1 mm 1/2 par mètre et une longueur de 17 kilomètres environ pour atteindre, à la cote 115 à 125 mètres, le nouveau puits d'évacuation, qui sera descendu à la profondeur de 125 à 135 mètres.
Le débit des déblais et des eaux augmentant au fur et à mesure que l'on se rapprochera des extrémités de la galerie, celle-ci aura une section circulaire constante avec un diamètre de 3 mètres, mais avec une pente de plus en plus forte jusqu'à son point extrême, plus bas, où les eaux seront réunies dans un puits approprié pour être remontées à la surface.
Il ne serait certainement pas prudent de construire pour les deux voies, comme l'avait proposé Thomé de Gamond, une galerie unique, de forme ovale (48 ko), correspondant à 10 mètres de largeur horizontale et à 7 mètres de hauteur.
On aurait ainsi dans la craie grise, dont l'épaisseur varie de 40 à 50 mètres, une voûte surbaissée au-dessus de laquelle il resterait une épaisseur de terrain imperméable, un peu incertaine, pouvant se réduire à quelques mètres seulement et appelée à supporter une pression relativement considérable d'environ 15 à 20 kilogrammes par centimètre carré. Pour éviter ce risque, il est infiniment préférable d'exécuter deux souterrains circulaires parallèles (56 ko), ayant chacun 5 m 50 à 6 mètres de diamètre, et distants de 15 mètres l'un de l'autre.
La section circulaire est, par excellence, celle de la résistance maximum aux pressions intérieures et extérieures. Les deux galeries constitueraient un ensemble en rapport étroit, car elles communiqueraient l'une avec l'autre par des couloirs
transversaux établis tous les cent mètres,
On débuterait, pour la partie française, par deux chantiers distincts, le premier aurait pour objectif les travaux d'approche, l'installation de la gare de douane et le percement du tunnel dans la partie comprise entre le kilomètre 6 et le kilomètre 15 où aboutirait la petite galerie de communication avec le puits existant. Le second chantier servirait à creuser le nouveau puits d'évacuation d'ou partira la grande galerie d'écoulement, puis cette galerie elle-même, avec tous ses divers rameaux intermédiaires.
Les perforatrices modernes ont certainement une vitesse d'avancement supérieure à celle des machines ayant servi, il y a déjà quelques années, au percement des galeries d'essai de 2 m. 14 de diamètre qui existent déjà du côté français sur une longueur de
1.839 mètres, et du côté anglais sur des distances de 1.842 mètres (Shakespeare's Cliff) et de 805 mètres (Abbot's Cliff).
Au fur et à mesure de l'avancement, on vérifiera avec le plus grand soin l'allure des couches souterraines, et, à cet égard la galerie d'écoulement offrira, entre autres avantages considérables, celui de permettre d'étudier constamment la forme de ces couches.
On déterminera la position des puits sur terre en recherchant surtout les facilités de fonçage et en évitant autant que possible l'assise de sable superficielle sur laquelle est construit le village de Sangatte. On vérifiera au moyen de sondages de contrôle, exécutés tous les 100 ou 150 mètres si la couche a exactement l'allure qu'on lui a attribué par hypothèse. Dans le cas contraire, on infléchirait un peu le tracé, sans changer le profil théorique, de façon à rentrer dans les conditions moyennes qu'il importe de réaliser. La galerie d'écoulement se trouvera être ainsi plus ou moins sinueuse, mais les eaux s'y écouleront facilement et les petits trains électriques qui serviront à l'évacuation des déblais et à la circulation du personnel pendant le percement, y passeront toujours librement. Avant d'entreprendre la construction du tunnel proprement dit, on aura ainsi reconnu la nature de la couche et cette étude se continuera avec certitude au moyen des rameaux transversaux qu'on lancera vers le tunnel au fur et à mesure qu'avancera le percement de la galerie d'évacuation.
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Les produits d'excavation constitueront du poussier à ciment de premier ordre. On pourra les utiliser en partie sur place pour la préparation du ciment nécessaire à l'exécution des revêtements du tunnel. Le surplus sera chargé sur wagons et vendu aux usines de la région, qui sont nombreuses.
Le nombre des fronts d'attaque simultanés qu'il conviendra de prévoir sera déterminé par la durée d'exécution que l'on ne voudra pas dépasser. D'après les données de l'expérience on peut escompter que la galerie d'écoulement et les rameaux chemineront avec une vitesse moyenne supérieure à 20 mètres par jour; soit. 120 mètres par semaine et 6 km par an. Au bout de trois ans environ, la galerie aura donc atteint le point d'origine de la section centrale du tunnel où elle se confondra avec lui.
Grâce aussi à l'expérience acquise, on peut supposer que le front de taille du tunnel proprement dit avancera avec une vitesse qui ne sera pas inférieure à la moitié de celle que l'on compte réaliser pour la galerie d'écoulement; il faudra donc un an environ pour achever les dernières portions non encore construites du dit tunnel.
Le nombre des rameaux sera fonction de la vitesse de creusement du tunnel lui-même. Les calculs conduisent à en prévoir quatre, et il sera bien facile d'en augmenter le nombre, si l'expérience en indique la nécessité. De toute façon, grâce à ces rameaux et à l'attaque du tunnel définitif par plusieurs fronts simultanés, on peut dire que la vitesse d'exécution du chemin de fer sous-marin ne dépendra que de la rapidité d'avancement de la galerie d'écoulement et des rameaux.
On peut donc prévoir que l'exécution de la galerie d'écoulement et du tunnel ne nécessitera pas plus de quatre ans et demi où cinq ans après l'achèvement des travaux auxiliaires et préparatoires dont les principaux seront la construction des voies d'accès pour l'évacuation des déblais et le fonçage de quelques puits de grand diamètre sensiblement analogues aux puits de houillères.
Ce mode d'exécution, basé sur l'emploi de rameaux intermédiaire, si avantageux au point vue de la sûreté du cheminement dans le banc de craie, place au premier plan l'étude des transports qui devront s'effectuer par la galerie d'écoulement, pour la circulation des déblais, du personnel, des pièces de machines. On établira donc, à l'intérieur de cette galerie, un petit chemin de fer souterrain électrique à voie de 0,60 m qui dans la période la plus active de son exploitation n'aura pas à évacuer moins de 4.000 tonnes de déblais par jour.
On aura donc à prévoir une centaine de trains journaliers dans chaque sens et un transport de 1 200 personnes au minimum,
correspondant aux voyages aller et retour des équipes d'ouvriers travaillant sur les divers fronts de taille, qui seront probablement répartis en quatre postes, de façon à assurer la continuité du travail, Du côté français, le fonçage du nouveau puits constituera certainement le point le plus délicat de cette vaste entreprise.
On choisira un emplacement situé en dehors des sables quaternaires qui recouvrent la craie, et on emploiera, pour traverser ces craies, les méthodes qui ont si bien réussi à M. L. Breton, pour le fonçage des puits déjà creusés. On pourra, dans tous les cas, avoir recours à la congélation et peut-être à la cimentation ou à la compression. Ces travaux de fonçage ne coûteront guère qu'un à deux millions, mais ils dureront environ deux ans. On construira en même temps les voies d'accès nécessaires à l'évacuation des déblais, en établissant une voie spéciale provisoire et en exécutant immédiatement le raccordement définitif destiné à relier le tunnel à la voie ferrée existante de Calais à Boulogne, près de la gare de Marquise.
On ne se lancera pas dans l'inconnu, car il existe déjà des tunnels sous marins d'une longueur considérable. Les mines d' étain et de cuivre de Cornouailles s'étendent loin sous la mer sans que les flots les envahissent. Sur la côte de Cumberland, où s'exploitent des couches de charbon, plusieurs galeries se sont avancées à plus de 5 kilomètres de la plage et forment avec les voies transversales qui les relient un ensemble aussi long que le tunnel projeté sous la Manche. L'essai direct de pénétration sous-marine dans la couche cénomanienne, effectué de 1875 à 1883 par la Société française, a consisté à creuser un puits de grand diamètre sur le rivage de Sangatte, jusqu'à une profondeur de 60 mètres environ au - dessous du niveau de la mer. On a ensuite fait partir du fond de ce puits une galerie de 4 m. 12 de diamètre pénétrant dans la couche de craie grise sur une longueur atteignant 1.839 mètres sous la nier. Il existe encore aujourd'hui à Sangatte une usine comprenant deux machines à vapeur de 300 HP (bars), des compresseurs d'air, un puits avec chevalement, de puissantes pompes d'épuisement.
La galerie d'études creusée du côté anglais, au pied de la falaise de Shakespeare, et qui s'étend à près de 1 842 mètres sous la mer, est restée étanche.
Enfin, comme nous l'avons, vu, le cheminement réel du tunnel pourra donner lieu, en fait, à un tracé et à un profil plus tourmentés que le tracé et le profil théoriques donnés aux entrepreneurs, qui auront comme principal objectif de maintenir toujours le tunnel dans la couche de craie grise imperméable.
L'emploi de la traction électrique permettra d'obtenir les puissances et les vitesses voulues, avec des courbes qui peuvent descendre à 250 ou 300 mètres de rayon et même moins, et avec des pentes qui peuvent aller jusqu'à 15 et même 20 mm.
Le problème de la traction est ainsi rendu plus facile à résoudre et l'on ne conserve plus aucun doute sur la possibilité de faire suivre au tunnel toutes les inflexions et toutes les dénivellations qu' on pourrait être ainsi amené à lui imposer.
La ventilation n'aura ainsi qu'une importance qu'on peut qualifier de secondaire auprès de celle qu'elle a dans les grands tunnels ou la traction s'effectue par la vapeur, et qui pénètrent profondément au sein de roches à température relativement élevée.

Etant donné que la traction sera électrique, il n'y aura aucune cause pratique d'altération de l'air ; la température de la roche sera celle de la mer au fond du détroit, soit au maximum 17 degrés.
Enfin, comme le tunnel comprendra deux galeries circulaires distantes de quinze mètres dont chacune sera spécialisée à un sens de circulation, le renouvellement de l'air, par le passage même des trains sera rendu des plus faciles. Un puissant ventilateur actionné par des moteurs de 300 HP sera cependant installé dans chacun des deux puits d'extraction de Sangatte à l'extrémité de la galerie, dite " d'écoulement " ; un seul de ces deux ventilateurs suffira pour renouveler complètement tout l'air du tunnel pour la moitié française dans l'espace de trois jours, en supposant qu'il ne soit passé aucun train pendant ce laps de temps, c'est-à-dire que la circulation proprement dite des trains ne, soit pas venue ajouter son concours bienfaisant à l'action du ventilateur.
En mettant en action les deux ventilateurs on renouvellerait l'air de toute la partie française en un jour et demi environ.
On peut d'ailleurs prendre des dispositions pour se servir du passage même des trains dans le but d'aider à la ventilation, au moyen de portes interposées convenablement dans les boyaux de communication.
Les études faites démontrent qu'il est prudent, pour tenir compte des imprévus des intérêts pendant la construction etc., de fixer le chiffre des dépenses à 200 millions pour la partie française, soit 400 millions de francs au total. La distance entre les gares étant de 61 kilomètres, et le tunnel proprement dit ayant une longueur de 53 kilomètres. c'est une dépense de plus de 7 millions par kilomètre de tunnel, et qui peut paraître élevée.
Le grand souterrain de 4 kilomètres, qui va de la place Valhubert à la gare du quai d'Orsay a coûté moins cher, puisqu'il n'est pas revenu à 4 ou 5 millions de francs. Le Métropolitain souterrain de Paris varie de 1.500.000 à 2.000.000 de francs par kilomètre. Mais il faut reconnaître que les travaux se présentent ici dans des conditions tout à fait différentes et il faut tenir compte aussi de la plus-value de la main d'oeuvre, des matériaux et des installations mécaniques après la fin de la guerre.
Très probablement, on ne rencontrera pas dans le forage du tunnel sous-marin les difficultés considérables qui ont ralenti le percement du Simplon. On n'aura pas à lutter contre la température élevée, qui rendait le travail des ouvriers difficile et même dangereux ; on n'aura pas à subir les trombes d'eau qui ont inondé les chantiers; on trouvera des terrains homogènes, faciles à percer et réguliers, toutes conditions favorables à une exécution économique.
En revanche, on aura à creuser un souterrain d'une longueur beaucoup plus grande et l'on sera en présence de difficultés spéciales pour l'organisation de chantiers d'évacuation des déblais. On n'aura pas à évacuer, de chaque côté du milieu du détroit, moins de 1 million 800 000 mètres cubes, qu'il faudra porter à une distance moyenne d'au moins 15 kilomètres de distance et élever ensuite du fond des puits à l'aide de chaînes à godets pour les transporter loin des chantiers.
Enfin, de nombreux sondages, qu'il faudra faire pour reconnaître le terrain et rester dans la couche imperméable, donneront lieu à des frais qui Seront loin d'être négligeables.
L'exploitation du chemin de fer sous-marin sera facile, car on aura recours à la traction électrique qui permet de distribuer, par les moyens les plus simples, la force motrice tout le long du tunnel, partout ou 1' on a besoin, sans qu'il soit nécessaire de prévoir des installations fixes importantes, telles que dépôts de charbon, alimentations d'eau, etc... Tout au plus y aura-t-il de distance en distance quelques stations de transformation de courant peu encombrantes.
La disposition adoptée pour le profil du tunnel, qui comporte des pentes et des contre-pentes très faibles dans toute la partie centrale, et seulement des rampes accentuées aux points d'origine, près des usines génératrices, rendra particulièrement facile et économique la distribution du courant de traction sur la ligne.
Comme il s'agit d'un long ruban de 61 kilomètres de longueur environ, sans stations intermédiaires, les trains pourront se suivre dans chaque groupe de même vitesse, à très faible intervalle, à la condition d' aménager les section de block-système d'une manière convenable, et le débit de la ligne électrifiée pourra être ainsi considérable. Il n'est pas impossible, en effet, comme cela se pratique depuis longtemps sur le réseau du Nord, de faire circuler des trains rapides sur des centaines de kilomètres à cinq minutes d'intervalle les uns des autres et même moins. D'autre part, l'expérience faite des transports militaires depuis plus de deux ans, a surabondamment démontré que l'on pouvait faire passer, sans interruption sur une même voie des trains à lourde charge toutes les dix minutes, soit 144 trains par jour - admettons pratiquement 120 et même seulement 100 - si nous voulons donner une marge assez grande pour l'entretien des installations de voie, qui exige environ quatre heures par jour.
Dans tous les cas, le trafic se composera surtout de la presque totalité des voyageurs traversant actuellement le détroit, et qui s'accroîtra très rapidement, en raison des nouvelles facilités offertes, ce qui donnera une recette qui ne sera certainement pas inférieure à trente millions. Si l'on ajoute le transport des marchandises en grande vitesse, des marchandises de valeur ou périssables, on peut tabler sur une nouvelle recette de 20 millions, soit en tout cinquante millions. En retranchant de ce total les frais d'exploitation, soit quinze millions environ, on aura comme recette nette trente-cinq millions qui représentent 7 à 10% du capital engagé, suivant qu'on pourra exécuter le tunnel pour cinq cents millions ou pour trois cent cinquante million, c'est-à-dire si l'on doit subir des dépenses dépassant le chiffre prévu de quatre cent millions, ou, au contraire, faire quelques économies sur le montant de ce budget qui comporte forcément une certaine marge.
C'est un résultat suffisant pour une entreprise qui a pour but de fournir aux deux nations intéressées un puissant instrument de travail et dont l'objet, on le comprend, n'est pas de faire gagner plus ou moins d'argent à ses promoteurs. On voit, en tout cas, que les études de la voie proposée ont été poussées très loin dans les détails les plus minutieux, de manière à ne plus laisser aucune place à l'imprévu. C'est ce qui distingue le projet actuel des anciens travaux de Thomé de Gamond dont les conceptions fondées sur une connaissance très imparfaite de la géologie du sous-sol du Pas-de-Calais étaient inexécutables.
En effet dans l'esprit de Thomé de Gamond, le tracé du tunnel ne pouvait être qu'une ligne droite. La galerie n'eut jamais pu être maintenue dans la couche de craie imperméable dont il faut, au contraire, suivre servilement les moindres inflexions, comme nous l'avons montré plus haut.
Une autre partie irréalisable des anciens projets était la construction d'une gare et d'un port d'abri avec bassins à flot sur le banc de Varne, situé vers le milieu du parcours du chemin de fer sous-marin (48 ko). Transformé en " îlot naviforme (108ko) ", pour employer les termes mêmes de l'auteur, le banc était percé d'un puits de grand diamètre (72 ko) qui eût servi d'appel d'air pour la ventilation.
Plus tard, le projet primitif fut remanié et l'on devait installer à l'intérieur de cette excavation une voie dont le tracé spiraloïde partant du niveau de la voie souterraine eût amené les trains dans une gare internationale, installée à la surface de l'îlot. Plusieurs projets furent également étudiés en vue de la construction d'un port de commerce avec rade-abri et bassins à flot.
Pour qui connaît le régime des vents et l'état si souvent démonté de la mer dans le Pas-de-Calais, ces idées grandioses, et évidemment curieuses, apparaissent immédiatement comme tout à fait irréalisables.
Comment concevoir en effet la réalisation même partielle du chimérique projet dressé par Thomé de Gamond de construire en plein Pas-de-Calais " un port-abri " pour les navires, alors que l'établissement d'immenses jetées soustrait avec peine les quais de Douvres aux fureurs des vagues? On voit également mal un tunnel placé dans d'aussi mauvaises conditions d'aérage.
exploité avec des locomotives à vapeur, les gaz des foyers et l'humidité chaude eussent rapidement rendu l'air intérieur irrespirable.
Etant donné la grande longueur du souterrain, la traction par câbles était impossible. Une exploitation entièrement électrique s'imposait donc, mais il n'y a guère plus de dix ans, que l'on est arrivé à réaliser un matériel de traction suffisamment puissant pour assurer un pareil service sans le secours de la vapeur. La solution électrique permet de reporter les usinés de production du courant tout à fait en dehors du tunnel, ou l'on installera seulement quelques postes de transformation occupant peu de place et ne donnant lieu à aucun dégagement de gaz nuisibles. Le nouveau projet répond donc, en tous points, à toutes les exigences techniques, commerciales et militaires auxquelles il doit satisfaire pour avoir chance d'être adopté. Il offre notamment une sécurité absolue tout en laissant la porte ouverte à la possibilité d'une interruption volontaire du trafic si les nations intéressées venaient à en reconnaître la nécessité à un moment donné.
En effet, étant donné que le courant assurant la traction des trains se dirigeant vers l'Angleterre sera fourni par une usine anglaise il suffira d'une simple manoeuvre de commutateur dans cette usine, pour interdire immédiatement tout mouvement dans le tunnel. Quelle meilleure garantie peut-on imaginer? Et pourtant elle n'implique aucune destruction préalable.

H. BERTHELEMY.