Voici un article paru dans "La Science et la Vie", l'ancêtre de "Science & Vie", en novembre 1916. On pourra rêver sur le projet " d' îlot naviforme" et tout le système ferroviaire qu'il aurait induit. Eurotunnel ne s'est guère éloigné du projet défendu dans l'article en fin de compte. Ils étaient courageux nos ancêtres... S'il n'y avait pas eu de blocages politiques, le lien transmanche existerait depuis longtemps.
Par H. BERTHÉLEMY
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE DROIT DE PARIS
Parmi les grandes idées françaises que nous a léguées
le XIXe siècle, il en est peu dont l'importance égale,
à tous les points de vue, le projet savamment étudié
par Thomé de Gamond en vue du percement, sous le Pas-de-Calais,
d'un tunnel destiné à relier la Grande-Bretagne
à la France par une double voie ferrée internationale.
Thomé de Gamond ne pouvait que préparer l'avenir,
car il ne disposait d'aucun des moyens techniques nécessaires
à la réalisation de ses vastes conceptions.
Potier et de Lapparent n'indiquèrent qu'en 1878 la vraie
route que devrait suivre le tracé du tunnel.
D'autre part, sans la traction électrique, née d'hier,
l'exploitation du souterrain eût été à
peu près impossible.
Les projets en ligne droite(40 ko)
ne pouvaient, en effet, réussir, car la traversée
des couches perméables qu'ils recoupaient eût donné
lieu à de terribles mécomptes. Nous verrons plus
loin avec quel soin a été établi le projet
actuel du tunnel sous-marin.
dont la réalisation apparaît aujourd'hui aux ingénieurs
les plus prudents comme une certitude technique absolue.
On sait que les craintes manifestée par l'opinion anglaise
de voir le souterrain favoriser les entreprises conquérantes
d'un envahisseur, ont empêché pendant longtemps la
Société Française
du Tunnel sous-marin (40 ko) de commencer ses travaux.
Les circonstances de la guerre actuelle ont produit dans la mentalité
politique de nos Alliés de profonds changements et l'exécution
du projet dont nous allons exposer les détails apparaîtra
sans doute à la Grande Bretagne, comme une nécessité
économique et même militaire de demain. Le temps
fera rapidement son oeuvre à ce point de vue, et nous nous
contenterons d'examiner le côté technique de la question,
sans insister sur les arguments politiques, militaires, économiques
et sociaux qui militent en faveur de cette grande entreprise.
Le seul fait que les Allemands ont toujours combattu énergiquement
le projet d'établissement d'une voie ferrée directe
entre la France et l'Angleterre est la meilleure preuve de l'intérêt
considérable qu'il présente pour les deux peuples
fondateurs de l'Entente anti-germanique.
Le projet actuel, étudié sous la direction de M.
A. Sartiaux, administrateur de la Société française
du chemin de fer sous-marin, a pour point de départ les
travaux de M. Breton, ancien directeur de cette société,
confirmés par ceux du géologue anglais Sir John
Hawkshaw.
Des recherches très précises ont été
faites en 1876 et 1877 par deux ingénieurs du corps des
mines, MM. Potier et de Lapparent, qui ont effectué dans
le détroit plus de 7.000 sondages, dont 3.000 ont apporté
des certitudes permettant de continuer avec une
grande précision, sous la mer, les cartes géologiques
anglaise et française. Les courbes marquant l'affleurement
des divers terrains sur le fond du Pas-de-Calais sont continues,
sans aucune brisure, dans toute la traversée.
A l'époque du Miocéne (44
ko), il existait entre Douvres et Calais un isthme complet
qui rattachait la Grande-Bretagne au continent
(44 ko).
L'action érosive des eaux a fini par balayer l'obstacle
qui barrait la route sans altérer le sous-sol, en laissant
ainsi subsister le moyen de rétablir la communication disparue.
Le simple touriste peut d'ailleurs constater l'identité
des sols anglais et français des deux côtés
du détroit, en contemplant les hautes falaises
crayeuses coupées à pic (28 ko), de Douvres
et du cap Blanc-Nez. Dans les deux cas, la
composition du massif crayeux (40 ko) est identique. En haut,
apparaît la craie blanche mélangée de silex
qui disparaît plus bas, où la craie se charge d'argile.
Enfin, à la base, près de Wissant, comme à
Folkestone, une couche de craie argileuse compacte très
uniforme donne lieu à des exploitations considérables
de pierres à ciment.
Cette dernière couche de la craie cénomanienne,
ou craie grise de Rouen, dont l'épaisseur est de 60 mètres
environ, se présente dans d'excellentes conditions pour
1e percement d'un tunnel. La petite quantité d'argile qu'elle
contient lui donne une grande imperméabilité ; elle
est assez tendre pour se laisser travailler, bien que suffisamment
résistante pour ne pas s'ébouler.
On exécutera donc le tunnel en se maintenant constamment
dans le cénomanien imperméable. Grâce à
la traction électrique, les trains franchiront aisément
les courbes et les déclivités qui permettront de
ne pas quitter cette couche dont il faudra, nécessairement,
épouser les inclinaisons et les plissements. On se trouve
heureusement, du fait de cette nouvelle conception, loin des conditions
ordinaires d'exécution des tunnels de montagnes. Souvent,
ces derniers traversent transversalement des couches de différentes
natures appartenant à des formations variées, d'où
des complications très graves qui font quelque fois douter
du succès final, comme au Simplon, par exemple.
Le point haut du tunnel ne coïncidera pas avec son milieu
dans l'axe du détroit, ce qui aurait facilité, comme
dans le cas des tunnels terrestres, l'évacuation des déblais
et des eaux par la galerie de percement. En effet, si l'on opérait
différemment, les points de départ sous la terre
ferme seraient à plus de deux cents mètres au-dessous
de la surface du sol, ce qui exigerait l'établissement
de longues voies souterraines de raccordement avec les lignes
de chemins de fer existantes en France et en Angleterre. D'autre
part, il y aurait sur chaque rive un point bas qui se trouverait
en dehors de la couche cénomanienne imperméable,
dans des terrains aquifère et inconsistants. On a été
ainsi conduit à établir le tracé en cuvette
et à prévoir, pour l'enlèvement des déblais
et l'écoulement des eaux, l'exécution d'une galerie
spéciale de service qui ira toujours en descendant, depuis
le milieu du tunnel jusqu'à son extrémité
en terre ferme où se trouvera le puits d'évacuation.
Cette solution permettra d'utiliser la galerie d'écoulement
pour hâter la construction du souterrain . On pourra attaquer
simultanément le percement en autant de points que l'on
voudra et non pas seulement aux deux extrémités,
comme, dans le cas des tunnels de montagnes.
Le chemin de fer sous-marin partira de Marquise, où sera
établie la gare douanière de jonction avec la ligne
de Boulogne à Calais. Après une courbe, la ligne
suivra à peu près exactement la méridienne
d'un point situé à 3 kilomètres environ de
la ville.
Le tunnel commencera au kilomètre 6 de la ligne et se poursuivra
en alignement droit jusqu'au sud du village de Sangatte
(28 ko) (kilomètre 17) ou, par une série de
courbes de 2 kilomètres de développement, il reprendra
en alignement droit la direction est-ouest jusqu'au kilomètre
37, c'est-à-dire jusqu'à environ 2 kilomètres
au delà du milieu du détroit, situé au trente-cinquième
kilomètre.
La nécessité de maintenir le tunnel dans les couches
imperméables a conduit à une série d'alignements
droits d'orientations diverses reliés par des courbes et
par des contre-courbes, depuis le kilomètre 37 jusqu'au
dernier alignement droit de 3 kilomètres aboutissant à
la bouche de Douvres, qui pénètre sous la terre
ferme entre les kilomètres 54 et 55. La
bouche anglaise du tunnel (32 ko) se trouverait à la
gare de la Douane, qui serait installée au sud-ouest de
la ville, entre les points kilométriques 59 et 60. De là
partiraient deux raccordements à ciel ouvert assurant la
soudure du chemin de fer sous-marin avec les lignes existantes
de Douvres à Londres, via Canterbury et via Folkestone.
Le tracé général du
tunnel affecte ainsi la forme d'un M très aplati et allongé
(80 ko).
Le profil comporte, du côté français, un palier
de 6 kilomètres, auquel succède une déclivité
de 10 mm par mètre sur 8 kilomètres environ. Après
une pente de 4 mm. sur un peu plus de 6 kilomètres, on
trouve une pente et une contre-pente de 2 mm 1/4 et de 2 mm, jusqu'au
milieu du Pas-de-Calais, c'est-à-dire sur près de
15 kilomètres. Du côté anglais, la déclivité
prévue à l'origine du tunnel, sensiblement plus
forte que du côté français, atteignait 18
mm au lieu de 10 mm, mais on cherche à la diminuer par
des études qui se poursuivent actuellement.
Les ingénieurs du South Eastern & Chatham Railway n'ont
pas encore fait connaître quelle est, parmi les variantes
étudiées pour la soudure avec les lignes anglaises,
celle à laquelle ils se rallieront définitivement.
Le niveau du tunnel se trouvera donc être à 50 mètres
au-dessous du sol et à 100 mètres au-dessous du
niveau moyen de la mer au milieu du détroit. La galerie
ne sortira du cénomanien qu'à ses extrémités,
sur une faible longueur d'environ 3 kilomètres du côté
français et de quelques centaines de mètres seulement
sur la rive anglaise. Le point de sortie sera situé bien
au-dessus du niveau de la mer, c'est-à-dire dans des conditions
ou l'évacuation des eaux d'infiltration pendant le percement
sera très facile.
L'enfouissement du tunnel à cette profondeur le rendra
indemne, en cas de guerre, de toute atteinte par la surface immergée.
Les eaux de suintement se réduiront à peu de chose
car elles diminuent au fur et à mesure qu'on descend en
profondeur et qu'on chemine de l'est à l'ouest, à
tel point qu'elles n'existent pour ainsi dire pas du côté
anglais.
On estime que leur débit sera au maximum d'environ un litre
par minute et par mètre courant de galerie, soit au total,
comme l'ont confirmé les expériences dans la galerie
d'essai actuellement creusée du côté français,
,un maximum de 100 mètres cubes par minute pour l'ensemble
du tunnel. Ce chiffre est bien inférieur à la quantité
d'eau que l'on sort de certaines mines où ce débit
est considéré comme ne présentant rien d'
inquiétant.
Les eaux de suintement disparaîtront d'ailleurs au fur et
à mesure que l'on posera le revêtement partout où
il sera reconnu nécessaire. Elles seront évacuées
pendant la construction,et ensuite, en cours d'exploitation, par
la galerie d'écoulement prévue de chaque côté
du tunnel. La galerie française, partant du kilomètre
31, juste dans le prolongement de la contrepente formant dos d'âne
au milieu du tunnel, c'est-à-dire au point le plus bas,
aura une pente moyenne de 1 mm 1/2 par mètre et une longueur
de 17 kilomètres environ pour atteindre, à la cote
115 à 125 mètres, le nouveau puits d'évacuation,
qui sera descendu à la profondeur de 125 à 135 mètres.
Le débit des déblais et des eaux augmentant au fur
et à mesure que l'on se rapprochera des extrémités
de la galerie, celle-ci aura une section circulaire constante
avec un diamètre de 3 mètres, mais avec une pente
de plus en plus forte jusqu'à son point extrême,
plus bas, où les eaux seront réunies dans un puits
approprié pour être remontées à la
surface.
Il ne serait certainement pas prudent de construire pour les deux
voies, comme l'avait proposé Thomé de Gamond, une galerie unique, de forme ovale (48 ko),
correspondant à 10 mètres de largeur horizontale
et à 7 mètres de hauteur.
On aurait ainsi dans la craie grise, dont l'épaisseur varie
de 40 à 50 mètres, une voûte surbaissée
au-dessus de laquelle il resterait une épaisseur de terrain
imperméable, un peu incertaine, pouvant se réduire
à quelques mètres seulement et appelée à
supporter une pression relativement considérable d'environ
15 à 20 kilogrammes par centimètre carré.
Pour éviter ce risque, il est infiniment préférable
d'exécuter deux souterrains
circulaires parallèles (56 ko), ayant chacun 5 m 50
à 6 mètres de diamètre, et distants de 15
mètres l'un de l'autre.
La section circulaire est, par excellence, celle de la résistance
maximum aux pressions intérieures et extérieures.
Les deux galeries constitueraient un ensemble en rapport étroit,
car elles communiqueraient l'une avec l'autre par des couloirs
transversaux établis tous les cent mètres,
On débuterait, pour la partie française, par deux
chantiers distincts, le premier aurait pour objectif les travaux
d'approche, l'installation de la gare de douane et le percement
du tunnel dans la partie comprise entre le kilomètre 6
et le kilomètre 15 où aboutirait la petite galerie
de communication avec le puits existant. Le second chantier servirait
à creuser le nouveau puits d'évacuation d'ou partira
la grande galerie d'écoulement, puis cette galerie elle-même,
avec tous ses divers rameaux intermédiaires.
Les perforatrices modernes ont certainement une vitesse d'avancement
supérieure à celle des machines ayant servi, il
y a déjà quelques années, au percement des
galeries d'essai de 2 m. 14 de diamètre qui existent déjà
du côté français sur une longueur de
1.839 mètres, et du côté anglais sur des distances
de 1.842 mètres (Shakespeare's Cliff) et de 805 mètres
(Abbot's Cliff).
Au fur et à mesure de l'avancement, on vérifiera
avec le plus grand soin l'allure des couches souterraines, et,
à cet égard la galerie d'écoulement offrira,
entre autres avantages considérables, celui de permettre
d'étudier constamment la forme de ces couches.
On déterminera la position des puits sur terre en recherchant
surtout les facilités de fonçage et en évitant
autant que possible l'assise de sable superficielle sur laquelle
est construit le village de Sangatte. On vérifiera au moyen
de sondages de contrôle, exécutés tous les
100 ou 150 mètres si la couche a exactement l'allure qu'on
lui a attribué par hypothèse. Dans le cas contraire,
on infléchirait un peu le tracé, sans changer le
profil théorique, de façon à rentrer dans
les conditions moyennes qu'il importe de réaliser. La galerie
d'écoulement se trouvera être ainsi plus ou moins
sinueuse, mais les eaux s'y écouleront facilement et les
petits trains électriques qui serviront à l'évacuation
des déblais et à la circulation du personnel pendant
le percement, y passeront toujours librement. Avant d'entreprendre
la construction du tunnel proprement dit, on aura ainsi reconnu
la nature de la couche et cette étude se continuera avec
certitude au moyen des rameaux transversaux qu'on lancera vers
le tunnel au fur et à mesure qu'avancera le percement de
la galerie d'évacuation.
.
Les produits d'excavation constitueront du poussier à ciment
de premier ordre. On pourra les utiliser en partie sur place pour
la préparation du ciment nécessaire à l'exécution
des revêtements du tunnel. Le surplus sera chargé
sur wagons et vendu aux usines de la région, qui sont nombreuses.
Le nombre des fronts d'attaque simultanés qu'il conviendra
de prévoir sera déterminé par la durée
d'exécution que l'on ne voudra pas dépasser. D'après
les données de l'expérience on peut escompter que
la galerie d'écoulement et les rameaux chemineront avec
une vitesse moyenne supérieure à 20 mètres
par jour; soit. 120 mètres par semaine et 6 km par an.
Au bout de trois ans environ, la galerie aura donc atteint le
point d'origine de la section centrale du tunnel où elle
se confondra avec lui.
Grâce aussi à l'expérience acquise, on peut
supposer que le front de taille du tunnel proprement dit avancera
avec une vitesse qui ne sera pas inférieure à la
moitié de celle que l'on compte réaliser pour la
galerie d'écoulement; il faudra donc un an environ pour
achever les dernières portions non encore construites du
dit tunnel.
Le nombre des rameaux sera fonction de la vitesse de creusement
du tunnel lui-même. Les calculs conduisent à en prévoir
quatre, et il sera bien facile d'en augmenter le nombre, si l'expérience
en indique la nécessité. De toute façon,
grâce à ces rameaux et à l'attaque du tunnel
définitif par plusieurs fronts simultanés, on peut
dire que la vitesse d'exécution du chemin de fer sous-marin
ne dépendra que de la rapidité d'avancement de la
galerie d'écoulement et des rameaux.
On peut donc prévoir que l'exécution de la galerie
d'écoulement et du tunnel ne nécessitera pas plus
de quatre ans et demi où cinq ans après l'achèvement
des travaux auxiliaires et préparatoires dont les principaux
seront la construction des voies d'accès pour l'évacuation
des déblais et le fonçage de quelques puits de grand
diamètre sensiblement analogues aux puits de houillères.
Ce mode d'exécution, basé sur l'emploi de rameaux
intermédiaire, si avantageux au point vue de la sûreté
du cheminement dans le banc de craie, place au premier plan l'étude
des transports qui devront s'effectuer par la galerie d'écoulement,
pour la circulation des déblais, du personnel, des pièces
de machines. On établira donc, à l'intérieur
de cette galerie, un petit chemin de fer souterrain électrique
à voie de 0,60 m qui dans la période la plus active
de son exploitation n'aura pas à évacuer moins de
4.000 tonnes de déblais par jour.
On aura donc à prévoir une centaine de trains journaliers
dans chaque sens et un transport de 1 200 personnes au minimum,
correspondant aux voyages aller et retour des équipes d'ouvriers
travaillant sur les divers fronts de taille, qui seront probablement
répartis en quatre postes, de façon à assurer
la continuité du travail, Du côté français,
le fonçage du nouveau puits constituera certainement le
point le plus délicat de cette vaste entreprise.
On choisira un emplacement situé en dehors des sables quaternaires
qui recouvrent la craie, et on emploiera, pour traverser ces craies,
les méthodes qui ont si bien réussi à M.
L. Breton, pour le fonçage des puits déjà
creusés. On pourra, dans tous les cas, avoir recours à
la congélation et peut-être à la cimentation
ou à la compression. Ces travaux de fonçage ne coûteront
guère qu'un à deux millions, mais ils dureront environ
deux ans. On construira en même temps les voies d'accès
nécessaires à l'évacuation des déblais,
en établissant une voie spéciale provisoire et en
exécutant immédiatement le raccordement définitif
destiné à relier le tunnel à la voie ferrée
existante de Calais à Boulogne, près de la gare
de Marquise.
On ne se lancera pas dans l'inconnu, car il existe déjà
des tunnels sous marins d'une longueur considérable. Les
mines d' étain et de cuivre de Cornouailles s'étendent
loin sous la mer sans que les flots les envahissent. Sur la côte
de Cumberland, où s'exploitent des couches de charbon,
plusieurs galeries se sont avancées à plus de 5
kilomètres de la plage et forment avec les voies transversales
qui les relient un ensemble aussi long que le tunnel projeté
sous la Manche. L'essai direct de pénétration sous-marine
dans la couche cénomanienne, effectué de 1875 à
1883 par la Société française, a consisté
à creuser un puits de grand diamètre sur le rivage
de Sangatte, jusqu'à une profondeur de 60 mètres
environ au - dessous du niveau de la mer. On a ensuite fait partir
du fond de ce puits une galerie de 4 m. 12 de diamètre
pénétrant dans la couche de craie grise sur une
longueur atteignant 1.839 mètres sous la nier. Il existe
encore aujourd'hui à Sangatte une usine comprenant deux
machines à vapeur de 300 HP (bars), des compresseurs d'air,
un puits avec chevalement, de puissantes pompes d'épuisement.
La galerie d'études creusée du côté
anglais, au pied de la falaise de Shakespeare, et qui s'étend
à près de 1 842 mètres sous la mer, est restée
étanche.
Enfin, comme nous l'avons, vu, le cheminement réel du tunnel
pourra donner lieu, en fait, à un tracé et à
un profil plus tourmentés que le tracé et le profil
théoriques donnés aux entrepreneurs, qui auront
comme principal objectif de maintenir toujours le tunnel dans
la couche de craie grise imperméable.
L'emploi de la traction électrique permettra d'obtenir
les puissances et les vitesses voulues, avec des courbes qui peuvent
descendre à 250 ou 300 mètres de rayon et même
moins, et avec des pentes qui peuvent aller jusqu'à 15
et même 20 mm.
Le problème de la traction est ainsi rendu plus facile
à résoudre et l'on ne conserve plus aucun doute
sur la possibilité de faire suivre au tunnel toutes les
inflexions et toutes les dénivellations qu' on pourrait
être ainsi amené à lui imposer.
La ventilation n'aura ainsi qu'une importance qu'on peut qualifier
de secondaire auprès de celle qu'elle a dans les grands
tunnels ou la traction s'effectue par la vapeur, et qui pénètrent
profondément au sein de roches à température
relativement élevée.
Etant donné que la traction sera électrique,
il n'y aura aucune cause pratique
d'altération de l'air ; la température
de la roche sera celle de la mer au fond du détroit, soit
au maximum 17 degrés.
Enfin, comme le tunnel comprendra deux galeries circulaires distantes
de quinze mètres dont chacune sera spécialisée
à un sens de circulation, le renouvellement de l'air, par
le passage même des trains sera rendu des plus faciles.
Un puissant ventilateur actionné par des moteurs de 300
HP sera cependant installé dans chacun des deux puits d'extraction
de Sangatte à l'extrémité de la galerie,
dite " d'écoulement " ; un seul de ces deux ventilateurs
suffira pour renouveler complètement tout l'air du tunnel
pour la moitié française dans l'espace de trois
jours, en supposant qu'il ne soit passé aucun train pendant
ce laps de temps, c'est-à-dire que la circulation proprement
dite des trains ne, soit pas venue ajouter son concours bienfaisant
à l'action du ventilateur.
En mettant en action les deux ventilateurs on renouvellerait l'air
de toute la partie française en un jour et demi environ.
On peut d'ailleurs prendre des dispositions pour se servir du
passage même des trains dans le but d'aider à la
ventilation, au moyen de portes interposées convenablement
dans les boyaux de communication.
Les études faites démontrent qu'il est prudent,
pour tenir compte des imprévus des intérêts
pendant la construction etc., de fixer le chiffre des dépenses
à 200 millions pour la partie française, soit 400
millions de francs au total. La distance entre les gares étant
de 61 kilomètres, et le tunnel proprement dit ayant une
longueur de 53 kilomètres. c'est une dépense de
plus de 7 millions par kilomètre de tunnel, et qui peut
paraître élevée.
Le grand souterrain de 4 kilomètres, qui va de la place
Valhubert à la gare du quai d'Orsay a coûté
moins cher, puisqu'il n'est pas revenu à 4 ou 5 millions
de francs. Le Métropolitain souterrain de Paris varie de
1.500.000 à 2.000.000 de francs par kilomètre. Mais
il faut reconnaître que les travaux se présentent
ici dans des conditions tout à fait différentes
et il faut tenir compte aussi de la plus-value de la main d'oeuvre,
des matériaux et des installations mécaniques après
la fin de la guerre.
Très probablement, on ne rencontrera pas dans le forage
du tunnel sous-marin les difficultés considérables
qui ont ralenti le percement du Simplon. On n'aura pas à
lutter contre la température élevée, qui
rendait le travail des ouvriers difficile et même dangereux
; on n'aura pas à subir les trombes d'eau qui ont inondé
les chantiers; on trouvera des terrains homogènes, faciles
à percer et réguliers, toutes conditions favorables
à une exécution économique.
En revanche, on aura à creuser un souterrain d'une longueur
beaucoup plus grande et l'on sera en présence de difficultés
spéciales pour l'organisation de chantiers d'évacuation
des déblais. On n'aura pas à évacuer, de
chaque côté du milieu du détroit, moins de
1 million 800 000 mètres cubes, qu'il faudra porter à
une distance moyenne d'au moins 15 kilomètres de distance
et élever ensuite du fond des puits à l'aide de
chaînes à godets pour les transporter loin des chantiers.
Enfin, de nombreux sondages, qu'il faudra faire pour reconnaître
le terrain et rester dans la couche imperméable, donneront
lieu à des frais qui Seront loin d'être négligeables.
L'exploitation du chemin de fer sous-marin sera facile, car on
aura recours à la traction électrique qui permet
de distribuer, par les moyens les plus simples, la force motrice
tout le long du tunnel, partout ou 1' on a besoin, sans qu'il
soit nécessaire de prévoir des installations fixes
importantes, telles que dépôts de charbon, alimentations
d'eau, etc... Tout au plus y aura-t-il de distance en distance
quelques stations de transformation de courant peu encombrantes.
La disposition adoptée pour le profil du tunnel, qui comporte
des pentes et des contre-pentes très faibles dans toute
la partie centrale, et seulement des rampes accentuées
aux points d'origine, près des usines génératrices,
rendra particulièrement facile et économique la
distribution du courant de traction sur la ligne.
Comme il s'agit d'un long ruban de 61 kilomètres de longueur
environ, sans stations intermédiaires, les trains pourront
se suivre dans chaque groupe de même vitesse, à très
faible intervalle, à la condition d' aménager les
section de block-système d'une manière convenable,
et le débit de la ligne électrifiée pourra
être ainsi considérable. Il n'est pas impossible,
en effet, comme cela se pratique depuis longtemps sur le réseau
du Nord, de faire circuler des trains rapides sur des centaines
de kilomètres à cinq minutes d'intervalle les uns
des autres et même moins. D'autre part, l'expérience
faite des transports militaires depuis plus de deux ans, a surabondamment
démontré que l'on pouvait faire passer, sans interruption
sur une même voie des trains à lourde charge toutes
les dix minutes, soit 144 trains par jour - admettons pratiquement
120 et même seulement 100 - si nous voulons donner une marge
assez grande pour l'entretien des installations de voie, qui exige
environ quatre heures par jour.
Dans tous les cas, le trafic se composera surtout de la presque
totalité des voyageurs traversant actuellement le détroit,
et qui s'accroîtra très rapidement, en raison des
nouvelles facilités offertes, ce qui donnera une recette
qui ne sera certainement pas inférieure à trente
millions. Si l'on ajoute le transport des marchandises en grande
vitesse, des marchandises de valeur ou périssables, on
peut tabler sur une nouvelle recette de 20 millions, soit en tout
cinquante millions. En retranchant de ce total les frais d'exploitation,
soit quinze millions environ, on aura comme recette nette trente-cinq
millions qui représentent 7 à 10% du capital engagé,
suivant qu'on pourra exécuter le tunnel pour cinq cents
millions ou pour trois cent cinquante million, c'est-à-dire
si l'on doit subir des dépenses dépassant le chiffre
prévu de quatre cent millions, ou, au contraire, faire
quelques économies sur le montant de ce budget qui comporte
forcément une certaine marge.
C'est un résultat suffisant pour une entreprise qui a pour
but de fournir aux deux nations intéressées un puissant
instrument de travail et dont l'objet, on le comprend, n'est pas
de faire gagner plus ou moins d'argent à ses promoteurs.
On voit, en tout cas, que les études de la voie proposée
ont été poussées très loin dans les
détails les plus minutieux, de manière à
ne plus laisser aucune place à l'imprévu. C'est
ce qui distingue le projet actuel des anciens travaux de Thomé
de Gamond dont les conceptions fondées sur une connaissance
très imparfaite de la géologie du sous-sol du Pas-de-Calais
étaient inexécutables.
En effet dans l'esprit de Thomé de Gamond, le tracé
du tunnel ne pouvait être qu'une ligne droite. La galerie
n'eut jamais pu être maintenue dans la couche de craie imperméable
dont il faut, au contraire, suivre servilement les moindres inflexions,
comme nous l'avons montré plus haut.
Une autre partie irréalisable des anciens projets était
la construction d'une gare et d'un port d'abri avec bassins à
flot sur le banc de Varne, situé vers
le milieu du parcours du chemin de fer sous-marin (48 ko).
Transformé en " îlot
naviforme (108ko) ", pour employer les termes mêmes
de l'auteur, le banc était percé d'un
puits de grand diamètre (72 ko) qui eût servi
d'appel d'air pour la ventilation.
Plus tard, le projet primitif fut remanié et l'on devait
installer à l'intérieur de cette excavation une
voie dont le tracé spiraloïde partant du niveau de
la voie souterraine eût amené les trains dans une
gare internationale, installée à la surface de l'îlot.
Plusieurs projets furent également étudiés
en vue de la construction d'un port de commerce avec rade-abri
et bassins à flot.
Pour qui connaît le régime des vents et l'état
si souvent démonté de la mer dans le Pas-de-Calais,
ces idées grandioses, et évidemment curieuses, apparaissent
immédiatement comme tout à fait irréalisables.
Comment concevoir en effet la réalisation même partielle
du chimérique projet dressé par Thomé de
Gamond de construire en plein Pas-de-Calais " un port-abri
" pour les navires, alors que l'établissement d'immenses
jetées soustrait avec peine les quais de Douvres aux fureurs
des vagues? On voit également mal un tunnel placé
dans d'aussi mauvaises conditions d'aérage.
exploité avec des locomotives à vapeur, les gaz
des foyers et l'humidité chaude eussent rapidement rendu
l'air intérieur irrespirable.
Etant donné la grande longueur du souterrain, la traction
par câbles était impossible. Une exploitation entièrement
électrique s'imposait donc, mais il n'y a guère
plus de dix ans, que l'on est arrivé à réaliser
un matériel de traction suffisamment puissant pour assurer
un pareil service sans le secours de la vapeur. La solution électrique
permet de reporter les usinés de production du courant
tout à fait en dehors du tunnel, ou l'on installera seulement
quelques postes de transformation occupant peu de place et ne
donnant lieu à aucun dégagement de gaz nuisibles.
Le nouveau projet répond donc, en tous points, à
toutes les exigences techniques, commerciales et militaires auxquelles
il doit satisfaire pour avoir chance d'être adopté.
Il offre notamment une sécurité absolue tout en
laissant la porte ouverte à la possibilité d'une
interruption volontaire du trafic si les nations intéressées
venaient à en reconnaître la nécessité
à un moment donné.
En effet, étant donné que le courant assurant la
traction des trains se dirigeant vers l'Angleterre sera fourni
par une usine anglaise il suffira d'une simple manoeuvre de commutateur
dans cette usine, pour interdire immédiatement tout mouvement
dans le tunnel. Quelle meilleure garantie peut-on imaginer? Et
pourtant elle n'implique aucune destruction préalable.
H. BERTHELEMY.