AS DE CARREAU

 

Au fond de la mine, il y a une règle fondamentale : fermer la porte derrière soi. Dans le bureau de Tyrone O'Sullivan - le premier à droite en entrant dans l'Algeco, face à la cantine - c'est l'inverse. Pas cinq minutes sans que quelqu'un ne franchisse le seuil : un mineur qui vient chercher son calendrier, un retraité avec des photos de Tyrone prises à la télé, une femme de ménage qui a des problèmes de transport. . .

Tyrone écoute, lance une blague, remercie, promet qu'il fera quelque chose. «Mon père était un peu l'oncle du quartier. Dès que quelqu'un avait un problème - une traite à payer, un enfant malade - on venait le voir » Dans son bureau, les choses ont depuis longtemps pris le dessus: une bannière rouge et or, quelques lampes, un maillot de rugby couvert de signatures, un fauteuil branlant. . .

Au mur, une photo dédicacée de Tina Turner ( «Il a couché une nuit avec. Pourtant c'était mon tour», plaisante Bryan, le chef de la sécurité), un poster de Charbons Ardents ( film documentaire de J.M. Carré sur Tower Colliery, actuellement sur les écrans ) et un poème aux vertus moralisantes : «Sois fier de toi/ Mais toujours souviens-toi/ Que nul homme n'est indispensable. »

Dans cette vallée du Pays de Galles, dont les terrils ont remodelé les collines et où le chômage n'arrive pas à passer sous la barre des 10 %, certains ont pourtant l'air un peu plus indispensables que d'autres. «Tyrone, ici, c'est une légende», raconte Sally, propriétaire d'un petit centre équestre au-dessus d'Aberdare. Les larmes lui montent à l'évocation de ces années où les mines fermaient les unes après les autres. Le 22 avril 1994, c'est au tour de Tower Colliery, la plus profonde d'Europe. Tyrone O'Sullivan y est électricien depuis 1967.

«Thatcher voulait nous anéantir Mais moi je connaissais cette mine mieux que personne. Je savais qu'elle était rentable», raconte-t-il. Avec cinq autre gars, il monte le projet, fait la tournée des banques et réussit à convaincre une partie des mineurs de réinvestir leurs indemnités - 8000 livres chacun - dans le rachat du puits. Le 2 janvier 1995, derrière une fanfare, un cortège d'hommes, de femme et d'enfants monte jusqu'à la mine. En route, Tyrone sabre le champagne. Le lendemain, 223 actionnaires-salariés reprennent le travail. La première année, les bénéfices se montent à 41 millions de francs. Aujourd'hui, Tower a embauché plus de 100 personnes et ouvert une petite centrale électrique. La mine exporte en Allemagne et en France. Pas un seul instant Tyrone n'a envisagé que le projet puisse échouer. Pas tout à fait un hasard alors s'il dit croire en Jésus Christ mais pas en Dieu. Pour célébrer la victoire, comme promis, il a acheté une voiture à sa fille.
L'ancien électricien ne se lasse jamais de raconter ce conte façon "la Classe ouvrière va au paradis". Un récit peuplé de «real socialists» et de «bloody capitalists», mais qui ne perd jamais de vue les «retours sur investissement» ni la «conquête de nouveaux marchés». L'an dernier, une compagnie du Pays de Galles a monté un opéra qui retrace l'histoire de Tower, et Hollywood est sur le coup. Colin Welland, le scénariste des "Chariots de feu", est déjà venu repérer. Tyrone se fout pas mal de savoir qui incarnera son personnage à l'écran, mais il croit aux prosélytisme : «Il y a trois ans, des gars d'une fabrique de lits sont venus nous voir On les a conseillés; ils ont racheté leur boîte. Aujourd'hui, ça marche. »

Pourtant, la vie à Tower ne ressemble pas tous les jours à un scénario d'Hollywood.
L'an dernier, la mine a cessé le travail pendant 11 semaines. Une nappe de méthane dans les galeries rendait l'exploitation impossible. Les comptes ont viré au rouge.
Cette année la mine se refait une santé, mais il faut jouer serré. «Et vous savez ce qu'un gars du syndicat est venu nous demander hier?, tempête Tyrone. Une augmentation de 50 livres par semaine pour tout le monde. Sans même avoir consulté la base. Mais des types qui ne pensent qu'au fric, il y en a partout. Ici aussi. » La mauvaise humeur de Tyrone O'Sullivan ne dure jamais très longtemps. Même la déculottée du Pays de Galles face à l'Angleterre cet après-midi est déjà oubliée :
«Souvent, on apprend plus des défaites que des victoires. » Il se remet à siffloter un air des Beach Boys qui le tient depuis ce matin, et tente d'attacher le collier en strass de sa fille qui part faire la tournée des pubs habillée en «Scary Spice». Mais le fermoir est trop petit, ou les doigts trop gros. Tyrone O'Sullivan l'admet, il a pas mal grossi ces derniers temps, surtout depuis qu'il a arrêté la chique. La vie de bureau - après plus de trente ans sous terre, il est désormais chairman de la mine - et les banquets n'ont pas aidé. Hier, il a commencé un régime: «Ce serait vraiment trop bête de mourir maintenant. » Surtout quand on aime autant rigoler. Le 1er avril dernier, Tyrone O'Sullivan a raconté à la radio qu'à Tower, ils avaient découvert un filon de charbon blanc,qui en brûlant réparait la couche d'ozone.

«Vous avez entendu parler de l'idée loufoque de Tyrone?, demande Allan, un habitant d'Aberdare. Il veut faire un hôtel à mille mètres sous terre.» Tyrone sait que la mine ne sera pas éternelle: il lui donne encore vingt-cinq ans à vivre. Alors, il a échafaudé un nouveau plan: monter un complexe touristique sur le site. Il sort des plans réalisés à partir de ses propres croquis: galerie panoramique, musée, salle de projection et couloir de mine miniature pour les enfants. Une aire de pique-nique à l'endroit où l'on charge les trains, avec de vraies locomotives à vapeur. Il veut aussi construire un deuxième puits et faire ainsi d'une pierre deux coups : permettre à Tower d'exploiter de nouvelles galeries, et aux visiteurs de voir une mine en activité.
«Quand on a des visiteurs, ils sont contents de me rencontrer. Ils m'ont vu à la télé, tout ça. Mais il suffit que deux gueules noires sortent du puits et aussitôt ils filent pour aller parler aux gars. Les mineurs, ça fascine les gens. » Tyrone a chiffré le coût du projet: 10 millions de livres et une centaine d'emplois à la clef. Il a fait valoir que, depuis sa réouverture, la mine avait versé à l'Etat 30 millions de livres. Du côté de Tony Blair, on n'est pas opposé à l'idée de financer une partie du projet. Et puis il y aura le fameux hôtel. Un hôtel à l'architecture du siècle dernier mais avec une chambre vingt pieds sous terre, «histoire de passer une nuit dans le silence absolu». Tyrone a une grande ambition. Fonder le «mile down club», le pendant du «mile up club»: une congrégation - assez mal connue -qui rassemble ceux qui ont fait l'amour dans un avion. La victoire, c'est toujours mieux en rigolant .

FRÉDÉRIQUE DESCHAMPS

Tyrone O'Sullivan en 11 dates

24 octobre 1945

Naissance à Aberbare, pays de Galles

Janvier 1961

Commence à travailler à la mine.

6 mars 1963

Son père est tué par un coup de grisou à Tower Colliery

14 octobre 1967

Se marie avec Elaine. Cette année-là, il commence à travailler à Tower

1972.

Participe à une grève de douze semaines.


1973.

Devient délégué de la NUM (National Union of Minors) pour Tower

1974.

Participe à une grève de Six Semaines.

1984-1985.

Grande grève des mineurs en Grande Bretagne, qui dure un an.

22 avril 1994.

Fermeture deTower Colliery.


3 janvier 1995.

Les mineurs rachètent Tower

1996.

Premier mineur à recevoir l'0rder of the British Empire.

Libération du 9-04-00